Tango de 1944
Texte d'Homero Expósito – Musique d'Armando Pontier.
en 1945
puis
Trenzas..!
Trenzas,
Fina
me encontré tu corazón...
¡Y estoy llorando así
cansado de llorar
llama, que te llama, con la llama del amor...
Trenzas, |
Tresses..!
Tresses, douce soie de tes tresses, lune sur l'ombre de ta peau... et de ton absence... Tresses qui me lient au joug de ton amour,
joug presque doux de ton rire, de ta voix...
Exquise faveur de mes habitudes, j'ai rencontré ton cœur… au coin d'une rue... Tresses de la couleur du maté amer, qui ont adouci ma triste léthargie…
Où est allé ton amour de fleur des bois ?... Où, où est-il allé après que je t’ai aimée ?...
Peut-être que mon cœur devait te perdre ; ainsi, à ta recherche, ma solitude s’accroît. Et je suis là, en pleurs, épuisé à force de pleurer, entressé à ton existence par des tresses de nostalgie... sans toi… ! Pourquoi dois-je encore aimer pour finalement partir… !
Chagrin, vieille angoisse de mon chagrin, phrase inachevée de ta voix qui m’enchaîne... Chagrin qui me remplit de mots sans rancune, flamme qui te clame avec la flamme de l'amour…
Tresses, douce soie de tes tresses, lune sur l'ombre de ta peau... et de ton absence, tresses, - nœud atroce de cuir brut -, qui m'ont lié à ton muet adieu...
Traduction François Benoist © |
Écoutons la version de Trenzas enregistrée par Miguel Caló-Raúl Iriarte en 1945.
(Vidéo créée par notre ami américain Michael Krugman ©, qui nous a quittés
à la Noël 2015).
En sous-titres, le texte en espagnol et sa traduction en français par F.B. ©.
puis la version Troilo - Goyeneche de 1971 :
Dans le texte de Trenzas, outre l'image récurrente des tresses qui lient l'amoureux au joug de l'amour, à l'existence de la femme ou encore à son adieu, on note différentes figures de style bienvenues, telles le zeugme du deuxième vers : luna en sombra de tu piel... y de tu ausencia...(lune sur l'ombre de ta peau et de ton absence), qui associe, après l'ombre, deux termes appartenant à des plans sémantiques différents, l'un concret, l'autre abstrait... La mélodie d'Armando Pontier accompagne avec bonheur l'effet de surprise créé dans le texte par cette figure de style, en allongeant la syllabe piel par rapport aux syllabes précédentes. La plupart des chanteurs, en rubato, accentuent encore cet allongement. Et les danseurs ?
On retrouve plus loin le même dessin mélodique avec : me encontré tu corazón... en una esquina... (j'ai rencontré ton cœur… au coin d'une rue...).
Dans un article publié sur son blog le 15 avril 2015, Alejandro Szwarcman, écrivain, poète, membre de l'Académie nationale du Tango, montre de façon magistrale que, par l'écriture de Trenzas, Homéro Expósito introduit une rhétorique nouvelle dans la poétique du Tango, qui en marque un tournant décisif.
Jean-Luc Thomas a traduit cet article dans le N° 93 de La Salida (avril-mai 2015, pages 16-19).
Dans son analyse de Trenzas, Alejandro Szwarcman rapproche, de plus, les images du texte d'Homéro Expósito, des symboles portés par le poème du romantique anglais John Keats (1795–1821) “La Belle Dame sans Merci” (*) qui a aussi inspiré le pré-raphaélite John William Waterhouse (1849-1917) pour ce tableau "The Beautiful Woman Without Mercy" datant de 1893, reprenant fort à propos l'intéressante étude d'Erika Bornay de l'Université Pompeu Fabra de Barcelone sur le Symbolisme de la chevelure féminine dans l'art : El simbolismo de la cabellera femenina en el arte (étude que l'on peut lire en espagnol, magnifiquement illustrée, sur le site de la Revista de ArteS -Edición Nº34 -Septembre - Octobre 2012).
Dans son texte, Erika Bornay nous dit que "... le tableau de Waterhouse réinterprète le poème de Keats et peint le moment où une jeune fille au visage très pur -en réalité une magicienne- tente de séduire un chevalier en armure dans une forêt. La jeune fille, assise à terre, regarde avec une intensité presque hypnotique ce chevalier dont elle s’approche avec sa longue chevelure, que, à la manière d’un nœud coulant, elle a passé autour de son cou".
Et Alejandro Szwarcman rapproche cette image de :
trenzas,
nudo atroz de cuero crudo
que me ataron a tu mudo adiós...
Il note par ailleurs que "el poema como el cuadro de Watherhouse son dos claros antecedentes de este tango" (le texte d'Homéro Expósito hérite de manière incontestable du poème de Keats et du tableau de Waterhouse). Alejandro Szwarcman détecte encore une filiation avec les poètes du mouvement symboliste français, "mouvement initié en France par des poètes tels que Stéphane Mallarmé et Jean Moreau (plutôt Moréas !).
Parmi ces poètes, nous pouvons, quant à nous, penser entre autres à Baudelaire et à ses poèmes : "Un hémisphère dans une chevelure" et "La chevelure", où l'on trouve déjà certains ingrédients poétiques analogues et là encore l'image fantasmée envoûtante de la chevelure féminine :
Ô toison, moutonnant jusque sur l'encolure !
Ô boucles ! Ô
parfum chargé de nonchaloir !
Extase ! Pour peupler ce soir l'alcôve obscure
Des souvenirs dormant dans cette chevelure,
Je la veux agiter dans l'air comme un mouchoir !
La langoureuse Asie et la brûlante Afrique,
Tout un monde lointain, absent, presque défunt,
Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique !
Comme d'autres esprits voguent sur la musique,
Le mien, ô mon amour ! nage sur ton parfum.
J'irai là-bas où l'arbre et l'homme, pleins de sève,
Se pâment longuement sous l'ardeur des climats ;
Fortes tresses, soyez la houle qui m'enlève !
Tu contiens, mer d'ébène, un éblouissant rêve
De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts :
Un port retentissant où mon âme peut boire
A grands flots le parfum, le son et la couleur ;
Où les vaisseaux, glissant dans l'or et dans la moire,
Ouvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloire
D'un ciel pur où frémit l'éternelle chaleur.
Je plongerai ma tête amoureuse d'ivresse
Dans ce noir océan où l'autre est enfermé ;
Et mon esprit subtil que le roulis caresse
Saura vous retrouver, ô féconde paresse,
Infinis bercements du loisir embaumé !
Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues,
Vous me rendez l'azur du ciel immense et rond ;
Sur les bords duvetés de vos mèches tordues
Je m'enivre ardemment des senteurs confondues
De l'huile de coco, du musc et du goudron.
Longtemps ! toujours ! ma main dans ta crinière lourde
Sèmera le rubis, la perle et le saphir,
Afin qu'à mon désir tu ne sois jamais sourde !
N'es-tu pas l'oasis où je rêve, et la gourde
Où je hume à longs traits le vin du souvenir ?
Nous pouvons penser aussi à Albert Samain (1858-1900) et à son poème Arpège (Recueil Au Jardin de l'Infante - 1893, mis en musique en 1897 par Gabriel Fauré).
L'âme d'une flûte soupire
Au fond du parc mélodieux ;
Limpide est l'ombre où l'on respire
Ton poème silencieux,
Nuit de langueur, nuit de mensonge,
Qui poses d'un geste ondoyant
Dans ta chevelure de songe
La lune, bijou d'Orient.
Sylva, Sylvie et Sylvanire,
Belles au regard bleu changeant,
L'étoile aux fontaines se mire,
Allez par les sentiers d'argent,
Allez vite - l'heure est si brève !
Cueillir au jardin des aveux
Les cœurs qui se meurent du rêve
De mourir parmi vos cheveux...
Une interprétation de référence de la mélodie de Fauré : celle de Gérard Souzay, avec Jacqueline Bonneau au piano (enregistrement de 1950) :
Enfin, concernant Homero Expósito et la poétique du Tango, on pourra aussi se reporter à l'intéressant article que Manuel Adet consacre à ce sujet sur le site El Litoral.
Notons enfin que l'image des tresses qui enchaînent l'amoureux revient sous la plume d'Homero Expósito dans Yuyo Verde / Callejón (également de 1944 - musique de Domingo Federico) :
vers dont Fabrice Hatem, sur son site, donne cette traduction en français :
Laisse-moi pleurer à ton souvenir
Tresses qui m’attachent à ce portail ;
De ton pays on ne revient pas
Même avec l'herbe verte
Du pardon.
En voici l'interprétation de Yuyo Verde par Edmundo Rivero :